Face à l’absence d’aide internationale, “les Syriens sont en colère contre l’Occident”
Deux semaines après les deux tremblements de terre qui ont fait plus de 46 000 morts en Turquie et en Syrie, l’aide humanitaire internationale peine à arriver en Syrie. Après 12 ans de guerre, les séismes du 6 février ont mis à genou un pays déjà en proie à une grave crise humanitaire, économique et sécuritaire. Sous le coup de sanctions internationales depuis 2011, la Syrie est toujours divisée entre les zones sous contrôle du président Bachar al-Assad et celles aux mains des rebelles. Malgré les appels à augmenter d’urgence l’aide humanitaire, les camions peinent à traverser la frontière turque, y compris par les points de passage garantis par les Nations unies. À Damas, seuls des avions chargés d’aide humanitaire affrétés par les pays arabes arrivent régulièrement : Algérie, Tunisie, Jordanie, Arabie saoudite, Liban… Les pays occidentaux, eux, restent aux abonnés absents. Les États-Unis, la France et nombre de pays européens refusent d’apporter leur aide directement au gouvernement syrien après des années de rupture de tout lien diplomatique. Le Dr Nabil Antaki, gastro-entérologue à Alep, cofondateur avec le frère Georges Sabé de l’association Les maristes bleus, dénonce un “scandale” et appelle à la “levée des sanctions internationales” contre un pays déjà exsangue.
France 24 : Quelle est la situation à Alep ?
Dr Nabil Antaki : Il n’y a pas eu beaucoup de dégâts comparativement aux villes turques de Maras (surnom de Kahramanmaras), Antakya et Gaziantep, nettement plus sévèrement touchées. À Alep, 60 immeubles au total ont été détruits, 200 doivent être abattus parce qu’ils ne sont plus habitables, et des milliers d’autres, fissurés, doivent être restaurés. Il y a des centaines de milliers de personnes sans abri. La nuit du tremblement de terre, à 4 h 17, tout le monde s’est précipité dans la rue en pyjama, sous la pluie, par un froid glacial. Tout le monde avait très peur. Les gens se sont réfugiés dans les églises, les mosquées, les couvents, les écoles. Aux Maristes bleus, nous avons ouvert nos portes une demi-heure après le séisme. En quelques heures, 1 000 personnes sont venues se réfugier chez nous. Ensuite, petit à petit, les gens ont commencé à rentrer chez eux quand leur domicile n’était pas trop endommagé. Mais lundi soir, le nouveau tremblement de terre a été très fortement ressenti et tous les gens sont ressortis dans la rue. On a de nouveau un millier de personnes chez les Maristes bleus. Nous n’avons pas assez de place. Tout le monde a très peur.
Il ne reste que 80 blessés graves sur Alep. Du point de vue médical, il ne manque pas de produits de base. L’industrie pharmaceutique syrienne est assez performante malgré la guerre, 90 % des produits existent. Ce qui nous manque en revanche, ce sont les appareils, qui sont vétustes et que l’on n’arrive pas à importer à cause des sanctions. Pourtant, les équipements médicaux sont officiellement exemptés. Il faudrait du fioul, du carburant. Nous sommes rationnés. Nous avons droit à 20 litres tous les 25 jours. En décembre, le gouvernement a dû fermer pendant une semaine les écoles, les universités, les administrations parce qu’il n’y avait pas de moyens de transport. On n’a pas de mazout pour chauffer. L’électricité est rationnée, il y en a seulement deux heures par jour. Nous avons terriblement froid cet hiver.
De nombreuses voix s’élèvent pour que l’aide internationale soit débloquée. Qu’en est-il concrètement sur le terrain ?
L’affaire de l’aide internationale est vraiment scandaleuse. Nous avons reçu de l’aide de l’Algérie, de la Tunisie, du Maroc, du Liban, de la Jordanie, de l’Irak mais les pays occidentaux n’ont rien envoyé, prétextant qu’ils ne peuvent pas aider un pays gouverné par [le président Bachar al-] Assad. C’est comme si les Syriens ici ne souffraient pas autant que les personnes qui sont du côté rebelle ou en Turquie. Il fallait absolument séparer la politique de l’humanitaire, ce que n’ont pas fait les gouvernements occidentaux. C’est scandaleux. Le Quai d’Orsay aurait débloqué 12 millions d’euros qui passeraient pour la moitié par les organisations internationales et l’autre par des ONG qui travaillent sur le terrain. On n’a rien vu pour le moment. Les États-Unis ont déclaré qu’ils avaient allégé les sanctions pour permettre une aide humanitaire pendant six mois. Mais en principe, l’humanitaire et les équipements médicaux sont exemptés des sanctions. C’est hypocrite. Pourquoi les alléger si c’est exempté ?
Comment les Syriens le vivent-ils ?
Les Syriens sont en colère contre l’Occident. Par contre, il y a eu une générosité sans pareille des Syriens entre eux, notamment de la diaspora. Au centre d’hébergement des Maristes bleus, nous avons reçu des matelas, des produits alimentaires, des couvertures envoyés par des ONG syriennes de Damas, Homs. Nous avons reçu nombre d’appels de Syriens de l’étranger qui voulaient envoyer des fonds, du matériel. Cette solidarité sans pareille fait le pendant à l’absence d’humanité et de générosité des Occidentaux.
Quelles sont les conditions de vie des Syriens après 12 ans de guerre ?
Tout le pays est à reconstruire. Il était déjà détruit par la guerre, mais avec le séisme, l’économie, qui était déjà moribonde, est au point mort. L’inflation est terrible : l’euro, qui était à 60 livres syriennes, est passé au plus fort du conflit à 7 000 livres syriennes [plus de 2 600 lundi 20 février, NDLR]. Selon les chiffres de l’ONU, 90 % des gens vivent en dessous du seuil de pauvreté, 60 % sont en insécurité alimentaire, les gens n’arrivent pas à joindre les deux bouts. Depuis la guerre, 80 % des gens survivent grâce à la générosité des ONG qui, comme nous, fournissent des paniers alimentaires mensuels, des aides médicales et scolaires. À peine 5 % de la population peut payer elle-même sa nourriture, son logement. Le pays s’est appauvri. On a besoin que les sanctions soient levées pour qu’il y ait des investissements étrangers afin de permettre la reconstruction. Toute transaction financière est interdite.
Aujourd’hui, quel est l’état d’esprit des Syriens ?
Les Syriens souffrent, ils sont à bout. Douze ans de guerre, puis le Covid, puis une épidémie de choléra et maintenant les séismes… Les gens n’en peuvent plus. Les gens rêvent de quitter le pays, qui s’est déjà vidé de son élite. Ils nous disent qu’ils vivaient mieux pendant la guerre que maintenant. Il est temps d’arrêter cette souffrance en levant les sanctions pour permettre des investissements. Les sanctions ne servent absolument à rien. On les a imposées à Cuba pendant 60 ans, ça n’a pas changé le régime. On les a imposées à la Corée du Nord, ça n’a pas changé le régime. Elles sont inefficaces. Elles font souffrir le peuple. Les dirigeants ne sont pas touchés. C’est le peuple qui paye le prix de ces sanctions. Ça ne pousse ni à des négociations de paix, ni au respect des droits humains, ni à lutter contre la corruption. Il est temps d’avoir une politique humaine et plus
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